dimanche 29 novembre 2009

La transe des têtes de mouton - Tanger

Quand je pense à l'Aïd, un jour après, une multitude de sensations s'engouffrent en moi.
Et je sais d'avance qu'elles se rappelleront à moi de temps en temps, comme un épisode plus marquant que ce que je pensais.

D'abord, les bêlements dans la kasbah. Qui entrent chez moi par les fenêtres fermées. Une semaine durant, nuit et jour. A en donnant le vertige et la nausée.
La campagne à la ville, les bottes de foin, les crottes de mouton, la bonne humeur, et la rudesse du bélier qu'on traîne jusque chez soi.

Le jour J, l'excitation, l'inquiétude et l'attente de ce cri à fendre le coeur, insupportable, celui du cochon qu'on égorge. L'animal qui se débat. Le seul sacrifice auquel j'aie assisté de loin, petite fille, à l'abri derrière une porte entrouverte : le sang qu'on récolte pour faire du boudin et autre cochonnaille.

Ce cri que je redoutais de revivre et qui n'est jamais venu.
Premier étonnement, l'aïd, ce sont des bêlements, et puis petit à petit, plus rien. Le mouton meurt-il en souffrant moins, ou ai-je été épargnée ?

Autre constat : il n'y a pas un top départ pour tuer les moutons. Les bêlements en fin de matinée, ce n'est pas mon cerveau trop habitué qui continue à faire bêler des moutons morts, c'est que les bêtes sont tuées au goutte à goutte.

Le jour J, réveillée tôt par mes voisins qui se préparaient au rite, je me suis préparée pour sortir, prendre le pouls et quelques photos.

On m'avait dépeint un tableau abominable. Du sang dans les rigoles, des hommes tachés de sang avec des couteaux plus grands que leur bras.

Alors quand je suis sortie dans la rue hier matin, je marchais sur des oeufs. J'écoutais timidement ce que la rumeur de la rue laissait entendre.

Et puis surprise, je suis tombée sur des hommes en djellabas, se souhaitant chaleureusement "Aïd moubarak saïd".
Alors je me suis dit que ce n'était après tout que notre Nöel, rien de bien terrible, quoi.

Enfin le monde de bisounours, c'était avant de mieux pénétrer dans la kasbah.
Un bidon en ferraille, des flammes, et une fumée opaque, très odorante. Zoom avant. De jeunes hommes grattant une tête de mouton grillée. Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

Cette odeur. La fumée.
C'est la première sensation forte qui me restera de cet Aïd tangérois.
Le poil de mouton grillé. Pattes et tête devant servir pour le couscous du deuxième ou troisième jour, et qui sont d'abord nettoyés.
Et puis les deux cornes qu'on retire au burin. Les peaux de mouton ensanglantées empilées.

Sortie de la kasbah. De plus jeunes garçons autour d'un autre foyer.
Une tête de mouton sur une pique, ces mêmes enfants que je voyais encore la veille, s'amusant (bon, pas vraiment tendrement, d'accord) à jouer avec l'animal vivant.

Livrés à eux-mêmes, motivés, impliqués pour que tout se passe selon la tradition. Tout comme leurs pères étaient, plus jeunes, fiers d'avoir un rôle dans cette fête, certainement.

Partout dans Tanger, tous les cinquante mètres, du matin au soir, ces hommes et ces jeunes garçons. Les brûleurs de têtes de moutons, les foyers, l'odeur entêtante, la ville enfumée.

La transe des têtes de mouton.


























L'aïd du rite cruel, moyen-âgeux diront certains, qui consiste à sacrifier le mouton, dans des conditions atroces, en lui tranchant la carotide puis lui cassant la nuque. Et puis qu'on découpe en autant de parties utiles. Tout est récupéré et a une fonction.

Ce même mouton qu'on a nourri une semaine durant chez soi, que les plus petits caressaient et avaient adopté. Des enfants à qui l'on ne cache pas toujours les yeux quand le couteau tranche la gorge. Je m'imagine la terreur qui doit les envahir à cette vision.

Le mouton qui finit dans des seaux, à un crochet, dans les égoûts, et dans un brasero.

Je continue à avancer. Je tombe sur la rigole de sang montée de la kasbah. On ne m'avait pas menti.
Mais les rues sont désertes. Des vagabonds, des hommes aux couteaux, et de rares curieux comme moi.

Je ne m'éternise pas et rentre à la maison. Une tension flotte dans l'air, une violence, une inquiétude, et toujours cette odeur.
Depuis la terrasse, j'observe de temps en temps ce qui se passe dehors.

Un mouton évidé, sans tête, sans peau, suspendu à un crochet chez mon voisin. Je pense furtivement à de Villepin qui voulait suspendre Sarkozy à des crocs de boucher dans l'affaire Clearstream. ça me parle plus, maintenant.

Les gens semblent heureux.
Passent du temps ensemble. Sont solidaires.
Je me sens exclue de leur bonheur, de la communauté.

Et aujourd'hui, une pluie immense, comme pour purger la ville de ses démons de la veille, comme pour éteindre les derniers bidons fumants.

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