lundi 21 décembre 2009

Doucement quand même

Bonjour à tous,

il se trouve que le post précédent a été publié 'accidentellement' (ben ça arrive !). En effet, des amalgames et des interprétations erronées sont faciles et me gêneraient beaucoup même en plein débat sur l’identité nationale (blague).

Je trouve donc utile de préciser que peu de temps avant mon départ, Lucie m’a fait rencontrer des gens qui n’ont rien et qui donne tout, de leur temps, de leur sympathie, de leur hospitalité, de leur mouton, de leur amitié, sans aucune attente... Il a fallu se rendre dans les quartiers pauvres de Tanger, notamment Bir Chifa pour que l’on rencontre le Maroc.

Alors rien que pour eux, car c’est là la moindre reconnaissance que je puisse avoir, je pense que mes impressions sont à mettre en relief.

Ces impressions ne sont que le reflet de personnes de passage à Tanger, expatriées ou non, qui vivent parfois là sans pouvoir rencontrer ces gens, faute de temps ou d’énergie, car il en faut, de l’énergie.

Il convient donc de mettre un bémol à ces propos qui ne traduisent aucune colère, loin s’en faut.

Juste le sentiment d’un voyage inachevé et mon manque à gagner de connaître mieux Tanger et le Maroc.

Niko

vendredi 18 décembre 2009

Et ben nan, pas Inch'Allah

Je n’ai pas croisé ou trop peu ces échanges qui font que les voyages nous enrichissent, nous aide à comprendre une culture différente de la notre. Pas à Tanger. Pas durant mes séjours consécutifs ces trois derniers mois. Pas assez.

Au travers de Tanger, porte du Maroc et du Maghreb à la fois, j’ai vu une ville où pousse le béton dans un grand désordre d’illusions, où les immeubles se construisent et les espoirs se créent, à grands renforts d’investissements économiques alors que les chemins de liberté semblent se rétrécir, ici plus encore que dans le Maroc tout entier.

Je n’ai pas saisi ces regards qui invitent, qui partagent, ou si peu.

Sans doute avec le temps, belle Tanger, aux rues pleines de couleurs et de vie, tu trouveras un jour un souffle de liberté qui balaiera tes rues de ses sacs plastiques et chassera ces voiles qui couvent une révolution.

Mais je ne serai plus là. Et non, pas Inch’Allah.

Pourtant, je ne vais me souvenir que du meilleur. Tes réveils tardifs baignés de soleil, tes gens juchés face à l’Espagne, qui rêvent les yeux grands ouverts. Tes sirènes de bateau qui se mêlent aux appels à la prière. Tes ruelles blanches et tes murs penchés. Tes odeurs, enfin, tantôt insoutenables, tantôt parfumées de la fleur d’oranger dont se parfument les femmes, et des épices qui colorient tes boutiques.

J ‘avais préparé une violente diatribe contre toi, Tanger. Et finalement, je ne pense qu’une chose, je suis jaloux de ceux qui te comprennent. Je suis envieux de ceux qui t’aiment.

Mais non, pas Inch’Allah.

Non, car personne ne décide pour moi, pas plus du très haut que du tréfonds, de ce que j’ai à faire ou pas, de ce que je dois dire ou pas.

Tanger, je suis libre et je crois en l’homme plus qu’en dieu, alors définitivement non, pas Inch’Allah.

Niko

samedi 5 décembre 2009

La kasbah - Tanger




La kasbah, ce sont des bruits plus que des images.

Au lointain, le cri des mouettes. La corne de brume au port, et tout de suite les faux guides qui se préparent à accueillir les passagers du ferry. Les petits et les grands qui tiennent les murs commencent à s'agiter. Et le spectacle commence. Par groupes de trente, les nouveaux venus défilent, "la kasbah est comprise entre deux portes", "site défensif", "les Rolling Stones ont séjourné dans cette maison", "Les fils du détroit, de la musique soufie authentique", etc etc, invariablement dans toutes les langues, surtout le week-end. Défilé de touristes suivi de près par un défilé de vendeurs de babioles tous genres.

Des casquettes, l'appareil photo prêt à être dégainé, tout sourire. Le cortège dans les ruelles étroites de la kasbah, le cachet pittoresque des maisons, le calme, les enfants qui jouent, et bien sûr la très belle vue sur le détroit de Gibraltar et l'Espagne, un de ces panoramas qu'on ne se lasse pas de contempler.
-Je suis parfois une de ces touristes de masse (quoique jamais en groupe), je ne leur en veux pas, mais c'est assez désastreux et comique à observer de l'extérieur-.

Dans le quotidien, les enfants qui courent, qui crient, qui jouent dans ce petit village qui semble préservé de l'extérieur. Les engueulades interminables bien en vue ou à l'intérieur des maisons, homme-femme, femme-femme, femme-enfant, enfant-enfant...
Les expatriés qu'on croise, et le 'ola' qu'on récolte, même si on a déjà croisé cette petite fille ou cette dame quinze fois. Non, je ne suis pas une touriste, j'habite ici.
Mais ne parle ni arabe ni espagnol, alors on ne communique pas.

La kasbah, ce sont aussi les rires gras des jeunes qui viennent fumer des joints et boire des bières pas loin de chez moi. Des durs à cuir.

Les chants d'enterrement. Mais là, c'est visuel aussi. Des hommes de tous les âges qui fredonnent ou chantent à tue-tête un refrain à la gloire du mort et de dieu, qui défilent du lieu de vie du mort au cimetière. Des hommes qui viennent progressivement grossir les rangs de la procession. Et quatre d'entre eux qui portent le corps.


La kasbah, ce sont aussi des odeurs. Celle piquante des moutons de l'aïd, celle agréable qui entre en ce moment-même par la fenêtre du bureau, un mélange de harira, de pâtisseries, de viande grillée. J'en salive rien que de l'évoquer. Celle encore plus agréable du groupe de femmes sortant du hammam, parfum fleur d'oranger, ou verveine.
Tout n'est pas un pot pourri de fleurs séchées dans la kasbah, il y a l'odeur de pisse, celle des poubelles immondes.

Il y a aussi les bruits de voisinage, les bruits d'intérieur et puis le plus caché encore, le souterrain.
La prostitution. Mon voisin par exemple à qui je dis bonjour. J'ai eu confirmation qu'il tenait un bordel chez lui. Pas de bruits dérangeants, mais un va et vient de clients, et sa fille de 17 ans mère d'un bébé qui ne voit jamais le jour puisqu'il est un enfant d'une passe. Elle sort comme toutes les autres couverte d'un voile et d'une longue djellaba. A première vue, difficile de deviner ce qu'elle fait de ces journées.
La pédophilie, les petits arrangements entre voisins, les enfants qui ne vont pas à l'école, ramènent des sous à leurs parents de toutes les manières possibles. C'est l'"aide sociale" selon l'expression de Hassan. Les grands comptent sur les petits pour faire tourner la boutique.
La kasbah, c'est aussi un petit Maroc, dans ses aspects les plus glauques : les non-dits et la misère.


La kasbah, ses pauvres et ses riches, côte-à-côte. Les premiers sont marocains, n'ont pas toujours l'eau courante, parfois pas l'électricité, vivent dans une grande pièce, même s'ils ont une grande maison, parce qu'elle n'est pas aménagée.
Et puis les étrangers, des Français surtout, qui rachètent une à une les maisons, les rénovent avec goût et en font des maisons d'hôte de charme. Ils font grimper les prix, de sorte que plus un Marocain ne peut y acheter une maison. La kasbah se vide de ses habitants d'origine, des gens pas toujours pauvres, mais qui ne résistent pas à la tentation de vendre leur maison à prix d'or à un étranger, pour aller s'installer ailleurs. Ce à quoi la plupart aspire de toute façon, la kasbah n'étant pas considérée par les Marocains comme un lieu prisé, mais plutôt comme un lieu arriéré, n'offrant pas le confort moderne.

La kasbah c'est donc pour moi quelques jolies rencontres (très rares), beaucoup d'indifférence à mon égard, mais aussi un grand plaisir à y vivre.


Et puis tout de même quelques photos.















































Et des photos que je n'ai pas prises, une notamment :

Les garçons de la kasbah jouant à dix à la Playstation sur trois ordinateurs dans un cagibi 'videogame'. Après cinquante fois passée devant la boutique ouverte, je me suis lancée :
'je peux vous prendre en photo ?'
un : 'oui oui', il savait que je fais développer les photos et en donne parfois aux gens concernés.
un autre : 'non, mon père ne veut pas'. 'pourquoi?' 'parce que ça fait Afrique, les enfants qui jouent, les vieux ordinateurs, il n'y a pas ça en Europe'.
Je n'ai rien trouvé à répondre et j'ai passé mon chemin. Ce garçon m'a donnée à réfléchir. Qu'est-ce que je cherchais dans cette photo ? Le cliché du tiers-monde, la vétusté des équipements et les enfants jouant à n'en plus pouvoir.

Je ne considère pas le Maroc comme un pays arriéré, et c'est clair qu'il se développe sur le plan économique (et même des nouvelles technologies, les cyber sont de plus en plus nombreux...). Mais c'est aussi vrai que les infrastructures sont anciennes, que les gens ont peu de moyens, et que la misère est crasse.

C'est aussi ça le Maroc, donc cela justifie la photo.
Je comprends qu'il se sente constamment jugé par des touristes voyeurs et friqués. Qu'il puisse avoir le sentiment qu'ils sont venus se mettre plein de misère dans les yeux, celle-là même qui ne les touchera jamais. Je m'inclus dans le lot. Et comprends que cela puisse atteindre sa dignité.

mercredi 2 décembre 2009

Le repos - Tanger






Il y a déjà plusieurs semaines, je rentrais chez moi, grimpais les marches pour rejoindre le haut de la kasbah, quand je suis tombée sur eux. Des blouses bleues, des travailleurs, au repos. Détendus. Passé le 'ouf'' de surprise, je les ai photographiés, d'abord réticents, puis ouverts à mon appareil et moi. Quelques minutes à ne pas manquer, le bon timing, j'ai sauté sur l'occasion. Clic clac et puis s'en va.
















mardi 1 décembre 2009

Petite visite du port - Tanger











Je suis allée plusieurs fois au port de Tanger. J'y ai rencontré Mohammed, secrétaire de l'association des marins-pêcheurs de la ville, l'une des six associations ayant un local au port. Un homme gentil, qui a retrouvé son français au fil de nos rencontres et pris du temps pour me faire visiter en temps que journaliste le port, son chantier naval (voir photos ci-dessous) et ses ateliers de mécanique.














Au port, pas la moindre femme à l'horizon. Ah si, en fouillant dans sa mémoire, Mohammed a retrouvé une femme, capitaine de bâteau qui plus est. Mais pas à Tanger.
Non, que des hommes. Ecoutant la radio, sirotant un café de bon matin, préparant leurs filets pour la pêche future, faisant les dernières réparations à bord avant le grand départ.






port, il y a des montagnes de filets maillants, ceux-là même qui dérivent en mer et capturent espadons, requins et autres gros morceaux. Cela fait des années que les associations de défense du milieu marin demandent l'interdiction de ce type de filet qui attrape tout ce qui bouge et ne laisse aucune chance au poisson. Cette fois, l'accord de pêche conclu entre le Maroc et l'Union européenne semble déboucher sur une interdiction réelle de ces filets -au grand dam des pêcheurs tangérois-, d'ici 2012.
En France aussi ces filets maillants dérivants sont interdits.





Tant qu'ils peuvent les utiliser, les pêcheurs du port de Tanger ne s'en privent pas. Pendant la belle saison de l'espadon (le premier poisson pêché ici, un gros poisson de 250 kilos minimum), printemps surtout, été, et un peu moins automne d'après ce que j'ai compris, ils récoltent des dizaines d'espadons en un voyage.
Des espadons destinés aux marchés intérieur et extérieur, en Union européenne et au Japon surtout (une grande partie du thon pêché part aussi au Japon).
Les belles prises du jour sont envoyées à l'export ou finissent dans les restaurants huppés (langoustes...) directement après la vente à la criée.
Le reste est exposé sur les étals du marché aux poissons le lendemain matin.
-voir post précédent-.

Pour un pays avec autant de littoral (3600 km tout de même), les Marocains consomment peu de poissons. Cela reste cher, sauf la sardine, à 10 dh le kilo.

Il y a trois types de pêche :
-hauturière (haute mer) :
on part un ou deux jours sur un palangrier (il y en a environ 300 au port)
ou plus rarement sur un navire.
Un palangrier est un bateau moyen avec une contenance de 2 à 30 tonnes.
On pêche sardine, espadon, daurade, gros yeux, pageot, tout comme avec les autres types de pêche.
-la pêche côtière, mêmes poissons, mêmes bateaux, souvent un peu plus gros (5 à 50 tonnes).
-la plus importante au Maroc, la pêche artisanale. D'après Mohammed, il y a entre 10 000 et 11 000 pêcheurs à Tanger. La majorité utilise ce genre de barque (ci-dessous).





Niveau salaire, comment ça fonctionne ?
Comme dans pas mal de pays. L'argent de la revente de la 'récolte' (j'ai oublié le nom technique) est partagée entre tous les membres d'équipage. Le capitaine a deux parts, les matelots une part, les 'spécialistes' comme les mécanos, une part et demi. A cela le poisson que l'on ramène à la maison le soir. Mohammed, mécano, gagne à peu près entre 3500 et 4500 dhs par mois, 300 à 450 euros par mois, deux fois plus que le smig.

Y-a-t'il une différence entre poisson de Méditerranée et poisson de l'Atlantique ?
Les poissons sont les mêmes dans l'une ou l'autre mer (daurades, soles, sardines...)
mais sont meilleurs et plus chers quand ils viennent de Méditerranée (ne me demandez pas pourquoi). Souvent, une fois en mer, les pêcheurs de Tanger ne savent plus s'ils sont en orient' ou 'en occident', alors ils se servent d'un GPS (moi qui croyais qu'ils avaient une technique ancestrale pour différencier les deux courants ! image d'épinal...) et privilégient la pêche dans les rayons méditerranéens.











Après notre visite du port, Mohammed m'a emmenée dans un rade de pêcheurs à la sortie du port, en direction du petit socco. A l'intérieur, que des hommes, des pêcheurs, captivés par une émission politique d'Al Jazira pour certains, par le kif qu'ils fumaient pour d'autres.
C'était un moment assez improbable où je n'ai pu qu'observer les casquettes de différentes marques des pêcheurs, leurs cafés fumants et la très belle mosaïque bleue et verte du café, prêter l'oreille à la musique de leurs conversations animées, par-dessus le fond sonore de la télévision.

lundi 30 novembre 2009

Chez Zolikha - Tanger



Parmi les rencontres coup de coeur, il y a celle avec Zolikha et sa petite famille, Radouane, son mari, et ses deux fils, Marouane et Youssef, six et un ans.

Zolikha, c'est la voisine de Zohra, dont j'ai parlé plusieurs fois.

Elle vit aussi à Dar Ahajjam, à la périphérie de Tanger.

Les trois fois où je suis allée chez Zohra, je suis aussi allée chez elle.
La dernière en date, après l'Aïd chez Zohra, Zolikha a insisté pour que je mange aussi chez elle. Estomac en sauce. Avec beaucoup d'olives et de pain, qui m'ont permis de faire illusion sur la dégustation de viande.











Zolikha a 23 ans, s'est mariée à Meknès, et a suivi son maçon de mari quand il est venu travailler à Tanger.
A Tanger où les immeubles poussent comme des petits pains, Radouane se fait embaucher au jour le jour.


Ils sont arrivés dans la ville du Détroit il y a deux ans, leur premier fils sous le bras. Ils louent depuis un deux-pièces miteux, avec électricité, utilisée avec parcimonie,
mais sans eau courante comme dans l'ensemble de Bir Chifa et de Dar Ahajjam (entre autres).

De la terre battue, des murs qui s'effritent.



Il y a la cuisine.












Et il y a le salon/chambre. Ah, et une petite entrée. Pour 550 dh par mois (50 euros).



A côté de chez eux, chez Zohra, c'est une très très belle maison.

Dans le salon-chambre, des tapis et de fins matelas posés sur le sol.
Ils y dorment tous les quatre.

Leur mobilier ? Un frigo, une télé, une petite table, un brûleur à gaz, des plaques, et quelques ustensiles de cuisine et vêtements de rechange.
Je n'ai pas pu voir s'il y avait des toilettes, ni un semblant de salle de bains. Je pense qu'ils vont au hammam régulièrement, et que pour le quotidien, cela se passe à grand renfort de bassines d'eau recueillie à la fontaine à 500 mètres, de l'eau trimbalée jusque chez eux à la brouette.

Précieusement rangés dans le meuble près de la télé, un cahier d'écolier et un stylo.
Zolikha sait écrire, et même le français. Un peu. Son prénom, pas celui de son mari.
Elle est allée à l'école. Elle parle le français aussi, très bien.
Sa famille n'était pas si pauvre jusqu'à ce que son père meurt et qu'elle emménage à Meknès avec sa mère.






Zolikha rit tout le temps. Radouane a un sourire triste. Il est doux. Leurs deux garçons sont calmes, et très souriants.
C'est comme s'ils passaient à travers toute cette crasse, cette violence, cette misère de Dar Ahajjam. Leur présence est lumineuse.

Je ne suis pas en train de faire un ode à la misère. Je ne trouve pas le dénuement charmant, ni même exotique. Leur vie est très dure.
Il la prennent comme elle est. Le fatalisme ambiant mais avec une touche de gaieté.

Je me sens très bien avec eux.
Mieux qu'avec Zohra et sa famille où j'ai le sentiment d'être la "correspondante", l'étrangère qui fait des grimaces pour se faire comprendre et qui amuse la galerie.

Qu'est-ce qui peut bien me plaire ?
Bien sûr un monde nous sépare. L'éducation, le fric, les habitudes, la religion...
Mais dans nos discussions, ils sont ouverts, patients, généreux, doux.
On échange vraiment. On se comprend. La magie du voyage, quand il est à la fois dépaysant et réconfortant, que c'est le bon timing, j'imagine. Cela m'est parfois arrivée, cette empathie dans le voyage. Mais si je me sonde vraiment, pas à Tanger. Pas à ce point.
Trop de barrières.
De codes.

Bref, je suis repartie de chez eux pleine d'affection mais aussi d'une immense tristesse pour leur situation.

Et puis je me suis mise à douter : est-ce qu'ils attendent quelque chose en retour ? Je ne leur ai rien offert, si, une plante riquiqui la deuxième fois que je suis venue, mais pour l'Aïd, je suis arrivée les mains dans les poches.
C'est moi qui suis repartie de Dar Ahajjam le sac rempli de gâteaux.













J'ai très envie de retourner une dernière fois chez eux avant de rentrer en France. Et que Niko les rencontre.



dimanche 29 novembre 2009

Aï el Kébir, acte 2 - Tanger

L'Aïd n'a pas été qu'un épisode perturbant (voir précédent post).

J'ai passé une très belle journée chez Zohra et sa famille.
Zohra, c'est la jeune femme que j'ai rencontrée à la sortie de la zone france. Eplucheuse de crevettes, illettrée, pauvre. Chez qui j'étais retournée pour tourner un reportage et chez qui je suis encore retournée hier pour répondre à son invitation de partager l'Aïd.







Elle habite dans une maison de brique rouge à Dhar Ahajjam, un quartier adjacent à Bir Chifa, en périphérie de Tanger. Un bidonville en dur, qui côtoie un bidonville en tolle. La fois précédente, les deux moutons (pour trois personnes, et pour une famille très pauvre, cela représente beaucoup d'argent) attendaient sagement dans la cuisine.




Voilà Zohra.




Fière elle aussi de poser près du mouton dépecé par son mari (un vrai travail de spécialiste). Comme un pêcheur fier d'exhiber en trophée sa plus belle carpe.




Je reconstitue les bouts de mouton. L'intérieur.




Le haut.


Le dessus.




Rien à voir, vue du dessus : les poules sur la terrasse du voisin.




Dans leur cuisine sans table ni chaise, avec seulement une gazinière à cinq feux, Zohra, son mari et sa mère font griller sur un petit foyer les brochettes de mouton. Au premier jour de l'Aïd, un peu de cuisse et du foie : j'ai échappé au deuxième, et pour la première, je craignais le pire, n'aimant pas le mouton et ayant fait une intox alimentaire cinq jours avant : heureusement, c'était préparé avec beaucoup de cumin, je peux même dire que c'était bon, avant que ça refroidisse.




Leur vie mériterait plusieurs posts. Sa mère a divorcé d'un mari polygame hors des clous (cinq femmes + elle, quand la religion en autorise quatre max), a fui la misère de la campagne (c'est une Jbela) pour la misère de la ville, a trouvé pour elle et son aînée de quinze ans à l'époque un travail dans une usine, travail qu'elles exercent l'une et l'autre depuis dix ans maintenant. Elle est propriétaire de la maison, qui n'avait qu'une pièce au début et qu'elle a agrandi progressivement, dès qu'elle a pu.



Le repas entier était dressé sur la table : brochettes, mixture de tripes de mouton (sans moi), pain rond fait maison, pâtisseries faites maison, et beignets au miel/sésame. du thé.
Des voisins, de la famille qui viennent saluer. La télé allumée, le volume très fort. Les conversations animées. Le plaisir d'être ensemble et de me resservir de la nourriture poliment.

Le cadeau que j'ai apporté à Zohra, une tunique. La fois d'avant, j'avais ramené une plante.
Cette fois, c'était une erreur. Ce cadeau l'a plongée dans l'embarras. elle n'avait rien pour moi.
Chouma, la honte. je n'aurai pas dû faire ça, elle n'attendait rien de moi en plus, c'est bien ce qui me plaît dans cette relation avec cette famille.
Elle s'est activée dans sa chambre, a trouvé des affaires auxquelles elle n'avait pas retiré l'étiquette, et m'a offert un sac noir en simili cuir brillant, un débardeur 'love' et un pyjama à motifs, en deux parties, comme ceux qu'elle met dès qu'elle est chez elle pour être à l'aise, ou sous sa djelleba pour sortir.

Je ne les mettrai jamais. Mais je n'ai pas pu refuser.



Et au loin, à travers la fumée des braseros, Tanger. Encore plus loin, il y a l'Espagne.

La transe des têtes de mouton - Tanger

Quand je pense à l'Aïd, un jour après, une multitude de sensations s'engouffrent en moi.
Et je sais d'avance qu'elles se rappelleront à moi de temps en temps, comme un épisode plus marquant que ce que je pensais.

D'abord, les bêlements dans la kasbah. Qui entrent chez moi par les fenêtres fermées. Une semaine durant, nuit et jour. A en donnant le vertige et la nausée.
La campagne à la ville, les bottes de foin, les crottes de mouton, la bonne humeur, et la rudesse du bélier qu'on traîne jusque chez soi.

Le jour J, l'excitation, l'inquiétude et l'attente de ce cri à fendre le coeur, insupportable, celui du cochon qu'on égorge. L'animal qui se débat. Le seul sacrifice auquel j'aie assisté de loin, petite fille, à l'abri derrière une porte entrouverte : le sang qu'on récolte pour faire du boudin et autre cochonnaille.

Ce cri que je redoutais de revivre et qui n'est jamais venu.
Premier étonnement, l'aïd, ce sont des bêlements, et puis petit à petit, plus rien. Le mouton meurt-il en souffrant moins, ou ai-je été épargnée ?

Autre constat : il n'y a pas un top départ pour tuer les moutons. Les bêlements en fin de matinée, ce n'est pas mon cerveau trop habitué qui continue à faire bêler des moutons morts, c'est que les bêtes sont tuées au goutte à goutte.

Le jour J, réveillée tôt par mes voisins qui se préparaient au rite, je me suis préparée pour sortir, prendre le pouls et quelques photos.

On m'avait dépeint un tableau abominable. Du sang dans les rigoles, des hommes tachés de sang avec des couteaux plus grands que leur bras.

Alors quand je suis sortie dans la rue hier matin, je marchais sur des oeufs. J'écoutais timidement ce que la rumeur de la rue laissait entendre.

Et puis surprise, je suis tombée sur des hommes en djellabas, se souhaitant chaleureusement "Aïd moubarak saïd".
Alors je me suis dit que ce n'était après tout que notre Nöel, rien de bien terrible, quoi.

Enfin le monde de bisounours, c'était avant de mieux pénétrer dans la kasbah.
Un bidon en ferraille, des flammes, et une fumée opaque, très odorante. Zoom avant. De jeunes hommes grattant une tête de mouton grillée. Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

Cette odeur. La fumée.
C'est la première sensation forte qui me restera de cet Aïd tangérois.
Le poil de mouton grillé. Pattes et tête devant servir pour le couscous du deuxième ou troisième jour, et qui sont d'abord nettoyés.
Et puis les deux cornes qu'on retire au burin. Les peaux de mouton ensanglantées empilées.

Sortie de la kasbah. De plus jeunes garçons autour d'un autre foyer.
Une tête de mouton sur une pique, ces mêmes enfants que je voyais encore la veille, s'amusant (bon, pas vraiment tendrement, d'accord) à jouer avec l'animal vivant.

Livrés à eux-mêmes, motivés, impliqués pour que tout se passe selon la tradition. Tout comme leurs pères étaient, plus jeunes, fiers d'avoir un rôle dans cette fête, certainement.

Partout dans Tanger, tous les cinquante mètres, du matin au soir, ces hommes et ces jeunes garçons. Les brûleurs de têtes de moutons, les foyers, l'odeur entêtante, la ville enfumée.

La transe des têtes de mouton.


























L'aïd du rite cruel, moyen-âgeux diront certains, qui consiste à sacrifier le mouton, dans des conditions atroces, en lui tranchant la carotide puis lui cassant la nuque. Et puis qu'on découpe en autant de parties utiles. Tout est récupéré et a une fonction.

Ce même mouton qu'on a nourri une semaine durant chez soi, que les plus petits caressaient et avaient adopté. Des enfants à qui l'on ne cache pas toujours les yeux quand le couteau tranche la gorge. Je m'imagine la terreur qui doit les envahir à cette vision.

Le mouton qui finit dans des seaux, à un crochet, dans les égoûts, et dans un brasero.

Je continue à avancer. Je tombe sur la rigole de sang montée de la kasbah. On ne m'avait pas menti.
Mais les rues sont désertes. Des vagabonds, des hommes aux couteaux, et de rares curieux comme moi.

Je ne m'éternise pas et rentre à la maison. Une tension flotte dans l'air, une violence, une inquiétude, et toujours cette odeur.
Depuis la terrasse, j'observe de temps en temps ce qui se passe dehors.

Un mouton évidé, sans tête, sans peau, suspendu à un crochet chez mon voisin. Je pense furtivement à de Villepin qui voulait suspendre Sarkozy à des crocs de boucher dans l'affaire Clearstream. ça me parle plus, maintenant.

Les gens semblent heureux.
Passent du temps ensemble. Sont solidaires.
Je me sens exclue de leur bonheur, de la communauté.

Et aujourd'hui, une pluie immense, comme pour purger la ville de ses démons de la veille, comme pour éteindre les derniers bidons fumants.