samedi 5 décembre 2009
La kasbah - Tanger
La kasbah, ce sont des bruits plus que des images.
Au lointain, le cri des mouettes. La corne de brume au port, et tout de suite les faux guides qui se préparent à accueillir les passagers du ferry. Les petits et les grands qui tiennent les murs commencent à s'agiter. Et le spectacle commence. Par groupes de trente, les nouveaux venus défilent, "la kasbah est comprise entre deux portes", "site défensif", "les Rolling Stones ont séjourné dans cette maison", "Les fils du détroit, de la musique soufie authentique", etc etc, invariablement dans toutes les langues, surtout le week-end. Défilé de touristes suivi de près par un défilé de vendeurs de babioles tous genres.
Des casquettes, l'appareil photo prêt à être dégainé, tout sourire. Le cortège dans les ruelles étroites de la kasbah, le cachet pittoresque des maisons, le calme, les enfants qui jouent, et bien sûr la très belle vue sur le détroit de Gibraltar et l'Espagne, un de ces panoramas qu'on ne se lasse pas de contempler.
-Je suis parfois une de ces touristes de masse (quoique jamais en groupe), je ne leur en veux pas, mais c'est assez désastreux et comique à observer de l'extérieur-.
Dans le quotidien, les enfants qui courent, qui crient, qui jouent dans ce petit village qui semble préservé de l'extérieur. Les engueulades interminables bien en vue ou à l'intérieur des maisons, homme-femme, femme-femme, femme-enfant, enfant-enfant...
Les expatriés qu'on croise, et le 'ola' qu'on récolte, même si on a déjà croisé cette petite fille ou cette dame quinze fois. Non, je ne suis pas une touriste, j'habite ici.
Mais ne parle ni arabe ni espagnol, alors on ne communique pas.
La kasbah, ce sont aussi les rires gras des jeunes qui viennent fumer des joints et boire des bières pas loin de chez moi. Des durs à cuir.
Les chants d'enterrement. Mais là, c'est visuel aussi. Des hommes de tous les âges qui fredonnent ou chantent à tue-tête un refrain à la gloire du mort et de dieu, qui défilent du lieu de vie du mort au cimetière. Des hommes qui viennent progressivement grossir les rangs de la procession. Et quatre d'entre eux qui portent le corps.
La kasbah, ce sont aussi des odeurs. Celle piquante des moutons de l'aïd, celle agréable qui entre en ce moment-même par la fenêtre du bureau, un mélange de harira, de pâtisseries, de viande grillée. J'en salive rien que de l'évoquer. Celle encore plus agréable du groupe de femmes sortant du hammam, parfum fleur d'oranger, ou verveine.
Tout n'est pas un pot pourri de fleurs séchées dans la kasbah, il y a l'odeur de pisse, celle des poubelles immondes.
Il y a aussi les bruits de voisinage, les bruits d'intérieur et puis le plus caché encore, le souterrain.
La prostitution. Mon voisin par exemple à qui je dis bonjour. J'ai eu confirmation qu'il tenait un bordel chez lui. Pas de bruits dérangeants, mais un va et vient de clients, et sa fille de 17 ans mère d'un bébé qui ne voit jamais le jour puisqu'il est un enfant d'une passe. Elle sort comme toutes les autres couverte d'un voile et d'une longue djellaba. A première vue, difficile de deviner ce qu'elle fait de ces journées.
La pédophilie, les petits arrangements entre voisins, les enfants qui ne vont pas à l'école, ramènent des sous à leurs parents de toutes les manières possibles. C'est l'"aide sociale" selon l'expression de Hassan. Les grands comptent sur les petits pour faire tourner la boutique.
La kasbah, c'est aussi un petit Maroc, dans ses aspects les plus glauques : les non-dits et la misère.
La kasbah, ses pauvres et ses riches, côte-à-côte. Les premiers sont marocains, n'ont pas toujours l'eau courante, parfois pas l'électricité, vivent dans une grande pièce, même s'ils ont une grande maison, parce qu'elle n'est pas aménagée.
Et puis les étrangers, des Français surtout, qui rachètent une à une les maisons, les rénovent avec goût et en font des maisons d'hôte de charme. Ils font grimper les prix, de sorte que plus un Marocain ne peut y acheter une maison. La kasbah se vide de ses habitants d'origine, des gens pas toujours pauvres, mais qui ne résistent pas à la tentation de vendre leur maison à prix d'or à un étranger, pour aller s'installer ailleurs. Ce à quoi la plupart aspire de toute façon, la kasbah n'étant pas considérée par les Marocains comme un lieu prisé, mais plutôt comme un lieu arriéré, n'offrant pas le confort moderne.
La kasbah c'est donc pour moi quelques jolies rencontres (très rares), beaucoup d'indifférence à mon égard, mais aussi un grand plaisir à y vivre.
Et puis tout de même quelques photos.
Et des photos que je n'ai pas prises, une notamment :
Les garçons de la kasbah jouant à dix à la Playstation sur trois ordinateurs dans un cagibi 'videogame'. Après cinquante fois passée devant la boutique ouverte, je me suis lancée :
'je peux vous prendre en photo ?'
un : 'oui oui', il savait que je fais développer les photos et en donne parfois aux gens concernés.
un autre : 'non, mon père ne veut pas'. 'pourquoi?' 'parce que ça fait Afrique, les enfants qui jouent, les vieux ordinateurs, il n'y a pas ça en Europe'.
Je n'ai rien trouvé à répondre et j'ai passé mon chemin. Ce garçon m'a donnée à réfléchir. Qu'est-ce que je cherchais dans cette photo ? Le cliché du tiers-monde, la vétusté des équipements et les enfants jouant à n'en plus pouvoir.
Je ne considère pas le Maroc comme un pays arriéré, et c'est clair qu'il se développe sur le plan économique (et même des nouvelles technologies, les cyber sont de plus en plus nombreux...). Mais c'est aussi vrai que les infrastructures sont anciennes, que les gens ont peu de moyens, et que la misère est crasse.
C'est aussi ça le Maroc, donc cela justifie la photo.
Je comprends qu'il se sente constamment jugé par des touristes voyeurs et friqués. Qu'il puisse avoir le sentiment qu'ils sont venus se mettre plein de misère dans les yeux, celle-là même qui ne les touchera jamais. Je m'inclus dans le lot. Et comprends que cela puisse atteindre sa dignité.
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1 commentaire:
Pas facile de mettre des mots sur ce sentiment.. mais j'aime bien les tiens..
Merci pour ces ballades ou pour ces textes et photos que je ne prends jamais, je n'ose pas... je me faufile, renonce... et puis tout de suite je regrette...
Pas toi, c'est classe...
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