mardi 15 novembre 2011

Nouvelle Transsibérien

Gagnante d'un concours de nouvelles organisé par la Compagnie du Barrage à Bordeaux. Le thème ? Transsibérien.



L’oncle chinois

Gare d’Oulan Bator, Mongolie, aux aurores. Encore trente heures de train avant de rallier la dernière étape du périple, Beijing, en Chine. Le Transmongolien n’attend plus que nous. Sur le quai, nous faisons nos adieux à notre guide mongol Mejet. N’imaginez pas une effusion de sentiments. Le séjour avec lui était très réussi, mais nous sommes aussi contents de retrouver notre liberté de voyageurs indépendants. Nous grimpons les hautes marches du train. Wagon 14, places 35 et 36. Avec l’habitude, nous repérer entre les différents compartiments est devenu un jeu d’enfant.

Coup d’œil furtif. Deux hommes sont déjà dans le compartiment. Plissement désapprobateur au coin de la bouche. Pour une fois, nous aurions espéré prolonger la nuit trop courte. Les jours de train précédents, la traversée de la Russie, le passage au lac Baikal, la vie aux côtés de nomades mongols dans les steppes arides, la découverte de la capitale mongole… Les deux semaines précédentes ont filé à une vitesse inouïe. Besoin de digérer le substrat dense des rencontres, avec des habitants d’ici ou là, d’autres voyageurs, avec les ambiances et les paysages aussi. Moscou sous la neige, Irkoutsk et ses maisons en bois, les yourtes et les 4X4 mongols… Envie de se recentrer avant d’entamer une nouvelle page du voyage, Pékin.

Mais nous n’allons pas y couper, il va falloir communiquer.

Nos partenaires de couchettes sont Chinois et visiblement, ils voyagent ensemble. Le train est sale. C’est le troisième que nous empruntons depuis le début de l’aventure et c’est de loin le plus vétuste et le plus crasseux. Vitres maculées, tapis tachés, couvertures douteuses, ce cadre peu ragoutant fait râler nos voisins. Les essieux du train n’ont pas commencé de tourner mais les voilà déjà qui frottent énergiquement tout ce qui les entoure. Les lingettes redonnent une seconde vie à la tablette en formica. La tablette. Lieu de séparation virtuel entre nos deux espaces de vie. Lieu de partage aussi. Nos petites bouteilles d’eau et leurs paquets de mouchoirs y cohabitent sagement. Les vestes sont maintenant suspendues au-dessus des couchettes, les lits sont faits. Nous sortons les éléments indispensables au voyage, pour ne pas déranger tout le monde en ouvrant fréquemment la valise. Nous sommes tous les quatre de parfaits utilisateurs du Transsibérien. Parés pour le départ.

Seule échappatoire à l’espace confiné du compartiment : le couloir pour se dégourdir les jambes. Pour l’air neuf, il faudra repasser, les fenêtres sont scellées.

Sa Kou Si

« D’où venez-vous ? Où allez-vous ? » La machine à communiquer se met en branle, mon conjoint se jette le premier dans le grand jeu de l’échange. Il déploie une carte du monde. « Ah ! Fago ! » (« France »), « Sa Kou Si ! » (« Sarkozy »). Nous allons jusqu’à la capitale chinoise, ils descendent à Erlian, à la frontière chinoise avec la Mongolie. C’est fou tout ce qu’on arrive à dire avec deux paires de mains et une bonne dose de motivation. Ces voix graves me bercent, ça y est, je somnole, c’est plus fort que moi. Pas longtemps. Vite, réintégrer la vie de compartiment. Mon envie de m’isoler s’est envolée, je me sens à nouveau bien, là-haut, assise sur mon lit superposé, bercée par les soubresauts du train.

Mon passeport est posé sur la tablette, prêt pour le contrôle des tickets. L’un des deux étrangers le saisit et le feuillette. « Non mais oh c’est à moi ça » pensé-je, malgré moi. Ma tolérance et mon ouverture d’esprit légendaires, une fois éprouvées, m’ont encore fait défaut. Je descends de mon perchoir, et prends à mon tour son passeport. Son nom, c’est Liu. Prénom : Cheng. Son acolyte, c’est aussi Liu. Je les désigne. « Vous êtes frères ? ». Non, des associés.

Je regarde les papiers de plus près, et là je n’en crois pas mes yeux. Liu est né le 16 septembre 1972. Exactement comme mon compagnon. J’éclate de rire, j’attrape le passeport de Nicolas, l’ouvre à la bonne page et fait trôner les deux passeports ouverts côte à côte. Liu et Nicolas comprennent vite. Ils sont jumeaux ! Accolades, poignées de mains viriles et fraternelles… dans ce compartiment, plus rien ne se passera comme avant. Nous étions des inconnus, nous ne parlons pas la même langue, mais nous sommes de la même famille.

L’atmosphère devient franche et enjouée. Liu et Liu sont bavards. En famille, on peut tout se dire. Ils sont commerçants et font des affaires dans la capitale mongole. Ils n’habitent pas très loin de la frontière et font le trajet régulièrement. Le temps passe vite. Nous sommes déjà à Zamyn Uüd, à la douane mongole, les bagages et tous les recoins du train vont être inspectés. Les douaniers cherchent des produits passés en douce. Dans son pantalon de velours bien trop épais, le plus gros des deux Liu, Zhen, transpire à grosses gouttes. Le stress, doit penser le douanier qui le dévisage et lui fait ouvrir tous ses bagages. Zhen a bien du mal à sortir sa valise surchargée, puis à l’ouvrir. Il déballe. Déplie. Rien d’illégal, constate le douanier. Il peut maintenant la refermer et la ranger. Il souffle comme une bête. A peine le temps de remonter son pantalon et de s’éponger le front, qu’un autre douanier passe. Et lui fait rouvrir sa valise, à nouveau tout déballer et déplier. L’exaspération de notre homme est palpable, même s’il fait visiblement tout son possible pour garder son sang froid. Je pouffe de rire. Je sais à qui il me fait penser. Hardy, du couple comique Laurel et Hardy.

Un cavalier sur son cheval

Le business des deux comparses, c’est un cavalier sur son cheval. Un jouet. Il trône maintenant sur la tablette. Le Laurel des Liu n’arrête plus de remonter le mécanisme et le canasson marche au pas. Dès que celui-ci montre quelques signes de faiblesse, son papa lui met une petite tape sur le dos et il repart. Le joujou est la dernière trouvaille des deux Liu pour inonder les marchés mongols. Leurs allers-retours entre Erlian et Oulan Bator sont de plus en plus fréquents. Une fois de plus, le voyage d’affaires a été prolifique : leur carnet de commandes est plein.

Des commerçants chinois sans scrupules, voilà qui sont nos nouveaux amis. Les Mongols et la Mongolie, ils ne les aiment pas. Liu ferme les doigts de la main gauche. Seul l’auriculaire est levé, il vient y pointer l’index de la main droite, un air de dégoût sur le visage. Nous décodons : les Mongols sont mauvais. Il insiste, au cas où vraiment nous n’aurions pas compris : des êtres inférieurs, bronzés, sales, non éduqués. Nourriture détestable. La Chine : pouce relevé. Sous-titre : « c’est excellent la Chine ». Idem pour Beijing, « c’est une destination merveilleuse ». Oulan Bator, en revanche, auriculaire main gauche et index main droite en connexion. Ce racisme primaire, étalé sans la moindre retenue, nous fait sortir de nos gonds. Nous chantons les louanges de la Mongolie, mais Liu ne veut rien savoir. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Car en plus d’être raciste, Liu est aussi un fervent défenseur du ‘Made in China’.

Il veut voir tous nos appareils. Et jubile d’avance. Sa déception est donc grande quand il comprend que mon appareil photo est tout ce qu’il y a de plus japonais. C’est la déconfiture quand il remarque que nos pantalons ne proviennent pas non plus de Chine. Pur hasard, tant nos placards regorgent de vêtements fabriqués dans l’Empire du Milieu. Nous savourons notre victoire.

Vexé, Liu. Il arrête de nous assommer de questions et de certitudes et se met à discuter avec son collègue. Mon regard se perd à travers la vitre crasseuse. Depuis des heures, nous traversons le désert de Gobi. Prairies – dunes - collines – prairies - dunes –collines, le paysage est changeant, les teintes aussi varient... De l’ocre, surtout, une touche de vert, et puis au loin, le rosé du coucher de soleil qui pointe. Par terre, quelques petites touffes d’herbe et quelques carcasses. La désolation s’étend à perte de vue, mais la vie est bien là, furtive. Une yourte, deux ou trois paysans, un peu de bétail, parsemés dans les steppes mongoles. Ils ont déjà disparu de l’horizon.

Nicolas, lui, déserte le compartiment. Fidèle à sa nouvelle habitude transsibérienne, il va visiter le wagon-restaurant. « C’est là que se font les plus belles rencontres, authentiques, du transsibérien », claironne le guide. Pour l’instant, dans tous les trains que nous avons empruntés, le wagon-restaurant s’est révélé une coquille vide dépourvue d’âme. De rares tables occupées par un couple ou une personne seule, concentrés sur leurs plats. Pas cette fois-ci. Pas dans ce train n°4. Le cadre d’abord, des boiseries mongoles. Des violons mongols à tête de cheval sont suspendus. Le personnel ensuite. Une jeune serveuse effacée et un barman ivre mort offrant avec insistance cacahuètes et vodka. Excessif, vivant.

Les deux Chinois ronflent bruyamment dans le compartiment. Chacun avec sa petite musique. Le gros Liu, étonnamment, émet un sifflement léger et régulier, le jumeau de Nicolas éructe lui bruyamment. Je rejoins mon compagnon de route. Je le trouve attablé avec deux trentenaires mongols. Les verres de bière vides s’amoncellent, le barman s’est endormi au-dessus d’une vodka, et Nicolas et ses compagnons de beuverie rient aux éclats. Des entrepreneurs eux aussi. Parlant un bon français, après plusieurs années d’études à Genève. Inespéré. Je prends la conversation en route. Ils en sont à parler de leurs projets ambitieux : développer les enseignes de luxe à Oulan Bator. Ils se rendent à Shanghaï pour rencontrer les chefs de projet de plusieurs marques désireuses de s’implanter en Mongolie. Mongolie à deux vitesses, Mongolie des mines, de la pollution, de la misère d’un côté, et Mongolie des Hummer rutilants et des sacs Vuitton de l’autre. A notre grand désarroi, ces deux Mongols de bonne famille n’éprouvent pas beaucoup plus de respect pour les Chinois que nos partenaires de couchettes n’en ont pour les Mongols. Pas des ennemis, non, de simples partenaires d’affaires.

Il fait maintenant nuit, Nicolas et moi retournons dans notre compartiment. La porte à peine refermée, le petit Liu arbore un grand sourire. Il lève son pouce. « Mongolie intérieure ! » Je décrypte son message : ce n’est plus la Mongolie mais la Mongolie intérieure, l’une des cinq régions autonomes de la République populaire de Chine. Les Mongols y vivent minoritaires, depuis que les Hans, l’ethnie majoritaire en Chine, s’y sont implantés ces dernières décennies. C’est donc très bien, la Mongolie intérieure. Pour nous, bien sûr, la terre y est aussi aride, les animaux aussi maigres et les yourtes aussi rares.

Ganbei !

Au poste-frontière d’Erlian, nous avons plusieurs heures devant nous. Les essieux du train parti de Russie doivent être remplacés par d’autres essieux plus étroits, avant de pouvoir circuler sur des rails chinois. Nouveau contrôle des papiers et des valises, cette fois encore le gros Liu doit sortir, déballer et ranger sa valise à plusieurs reprises. C’est décidé, nous mangerons ensemble hors du train, nous en avons le temps. Allons au restaurant, avant que nos chemins ne se séparent. Quel plaisir de sortir de l’enceinte de la gare. Ça y est, nous sommes en Chine ! Nous jouons la prudence, pas question de s’éloigner trop de la gare. Nous repérons un restaurant, l’enseigne n’inspire pas confiance, mais ce sont les seuls néons allumés alentours. Oubliés maintenant les désaccords de fond : la proximité des adieux et de la bonne chère nous unissent à nouveau.

Les Liu commandent la moitié de la carte. Les idéogrammes chinois sont la seule clé d’entrée dans le menu : le choix des plats nous échappe donc totalement. Nouveau lâcher prise. Se laisser entraîner dans la rencontre, et une fois de plus, ne pas être déçu. A l’inverse, tomber à la renverse tant c’est un festin. Après les nouilles lyophilisées ingurgitées dans le train, après le mouton servi en toute occasion et sous toutes les formes en Mongolie, les plats chinois sont une révélation. « Tchin ! », « Ganbei ! », le gros Liu ressert tout le monde et rote allègrement. Il fume cigarette sur cigarette. Et crache de temps en temps.

De toute la journée, les Liu n’ont pas prêté attention à mon début de ventre rebondi. Je fais l’annonce : Nicolas et moi allons être parents. Nous trinquons à la santé du futur enfant. Puis le jumeau de Nicolas réalise : il va donc avoir un neveu ou une nièce. L’oncle chinois est comblé de la nouvelle. Il parle encore plus fort, et plus vite. Envoie l’autre Liu acheter une bouteille de vin rouge à l’épicerie d’à côté. Puis paie l’addition. C’est l’heure des adieux. Nous allons bientôt remonter dans le train, poursuivre la route jusque Beijing. Les deux Liu grimperont dans leur voiture garée près de la gare, ils auront encore plus d’une heure de route avant d’arriver chez eux.

Liu Cheng note fébrilement son adresse sur un coin de nappe. Pour l’envoi du faire-part.

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